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Plastico: un documentaire et un film musical.
1 novembre 2013

Un film impropre à la consommation?

  • Voici le copier-coller depuis Facebook d'un dialogue spontané autour du film, une rencontre avec Anne Roder, poète qui a aussi beaucoup dessiné. L'échange, mot à prendre ici littéralement, n'a quasi pas été modifié, juste quelques petites corrections et précisions. Le ton, le style, le rythme, même la ponctuation dans une large mesure ont été conservés car ils reflètent bien à quel point cette conversation était vivante, et donc sans doute caricaturale, un peu à côté de la plaque peut-être. Mais c'est ce qu'il pouvait advenir de mieux à Plastico: faire naître un tel échange.

     

    ANNE: Bon, par quoi souhaites-tu que l'on commence...?

  • YVES: Le désagréable.
    ANNE: Oki! Il y a trop de "films" dans ton film... Et pas assez de carrefours. Ou du moins, les carrefours ne sont pas assez clairement indiqués. Autrement dit l'ensemble laisse un goùut étrange
  • YVES: Je comprends, je crois

  • ANNE: "fragments de", disjoints, hybride, c'est le mot qui me vient...
  • YVES: C'est délibéré
  • ANNE: Je pars du principe que tout l'est.
  • YVES: Oui
  • ANNE: Il faut absolument partir de cette idée. Soit. A la réception, cela ne passe pas, donc question: est-ce le public? (le public, ce soir, c'est moi)
  • YVES: Tu veux déjà une réponse?
  • ANNE: Oui, bien sûr, on n'est pas au tribunal! Cela se passe toujours entre les deux... Le public de ce soir n'est pas un bon public Je veux dire que je ne suis pas coutumière du cinéma d'art et d'essai. Mais justement, parlons-en...
  • YVES: Je pense que, tout sujet bien constitué vise à l'unité et recherche l'unité. Et donc, le public, devant une oeuvre d'art, cherche son image cohérente comme dans un miroir. Hors, dans ce projet, j'ai voulu attaquer ce besoin occidental de thèse + antithèse = synthèse, etc..., ce besoin de miroir, ce narcissisme. J'ai voulu faire un miroir brisé car c'est le narcissisme occidental qui est à l'origine de l'exploitation intensive de la terre. Les gens qui ont des identités parfaites et croient savoir qui ils sont me font peur. Ils sont capables de tuer pour défendre cette illusion. Je préfère briser les miroirs.
  • ANNE: Mission accomplie, en ce sens. Dans le sens de la déconstruction, mais...
  • YVES: Je souhaite soulever des questions, pas donner des réponses. Il y a un lien entre la peinture illusioniste, par exemple, et le début de l'agriculture intensive.
  • ANNE: Oui, je comprends et je pense l'avoir senti car il y a une volonté perceptible dans tout cela.
  • YVES: Peindre des paysages, est-ce exploiter la terre?
  • ANNE: A plusieurs reprises et c'est critique à un moment: tu fais du cinéma.
  • YVES: ?
  • ANNE: Pourquoi, pourquoi, pourquoi la caméra reste-t-elle fixe??? Dure, tenace, c'est presqu'injurieux pour le spectateur "moderne"...! Je le dis mal, car je n'ai pas pris le temps de murir mes mots. Accompagner le mouvement, mais le choisir...un truc du genre...rien n'est si statique au monde, c'est une violence comme un regard qui ne clignerait pas, cela fait mal aux yeux...t'es-tu demandé si tu avais le droit...? le droit d'imposer une telle chose au spectateur, sans l'avoir préalablement "averti"?
  • YVES: Oui, je veux insulter ses habitudes qui le confortent dans son moi de spectateur auto-satisfait. Et si la caméra est fixe, c'est parce qu'elle est descendante de la peinture illusioniste. Du cadre fixe.
  • ANNE: Mais je reçois le sentiments de quelque chose qui m'est imposé sans joie.
  • YVES: Parce qu'une caméra qui bouge tout le temps, c'est du spectacle pour faire oublier son regard. Qu'est-ce que le regard?
  • ANNE: La caméra est l'instrument d'une joie dont tu sembles te priver et nous priver parfois -> encore une fois, cela ne concerne que moi, dans le feu de l'action.
  • YVES: Pourquoi ça doit être une joie si regarder (comme peindre) c'est exploiter? Et la joie de filmer un désastre et de peut-être y prendre part?
  • ANNE: Non, Yves, oui sur le fond, oui à titre exemplatif mais pas sur le mode de l'acharnement. Tout est question de durée... Observe combien de temps on peut cesser de respirer. Il n'en faut pas beaucoup pour survivre, or, tu te dois de maintenir le spectateur vivant, jusqu'au bout. Je vais devoir y aller, je dois travailler une heure et puis je reviens, mais je voudrais encore te dire une chose: ton film fait mouche parce que je sui révoltée. On ne peut pas rester indifférent.
  • YVES: Je ne suis pas catholique, mais protestant iconoclaste, en caricaturant. Surtout à notre époque. Parce que l'image est une des plus grandes puissances d'aliénation de notre époque, elle fige, elle est du côté du pouvoir. Ce n'est pas pour rien qu'un des premiers appareils photographiques avait tout d'un fusil.
  • ANNE: Parce que ce que tu filmais était beau, souvent...
  • YVES: Oui, je voulais aller jusqu'au bout de la beauté et dire: mais qu'est-ce que cette beauté?
  • ANNE: Oui, je comprends, je comprends vraiment. Mais qu'est-ce que tu comptes mettre à la place?
  • YVES: Rien. Ce sont les questions qui m'intéressent. La réponse sera toujours une illusion, si pas une erreur criminelle. Les belles images, est-ce une mise au tombeau? Seule salvation, le chant?
  • ANNE: Oki. Là je te rejoins. Mais quelle est la question?
    YVES: Pourquoi a-t-il fallu à tout prix coloniser cette terre libre et austère de Nijar? Pourquoi faut-il que ce paysage soit mis sous plastique? Pourquoi ce besoin de "développement"? Pourquoi toujours ce désir de cadrage, de contrôle et d'usage des choses? Zut, la question suivante que j'allais écrire vient juste de m'échapper... Il n'y a qu'un plan à l'épaule dans le film: c'est celui où j'essaie de m'associer au mouvement libre des chèvres. Moment utopique.
    ANNE: Ce passage avec les chèvres est fantastique. Comme l'est la descente dans le village désert et le moment où l'on traverse ces "champs de hangars en plastique (ces passages m'ont fait penser à Koyaanisqatsi). Et j'aime beaucoup aussi ces images mêlées, oui beaucoup. Mais pourquoi tu n'as pas fait un film poétique?
    YVES: C'est à dire?? Je pense que la réponse à ta question, c'est que je voulais "disposer" les éléments du film quasi théoriquement, plutôt que les pratiquer dans un film poétique. Mais je ne suis pas du tout sûr d'avoir compris ce que tu veux dire par là.
    ANNE: Mais ce que je comprends surtout, c'est que tu as posé des bases sur lesquelles tu peux maintenant construire... Parce que ce film, pour moi, c'est le terrain, le terrain sur lequel tu vas bâtir... je ne sais pas comment l'exprimer
  • YVES: Non, je l'ai dit il y a quelques jours dans mes posts sur Facebook: l'histoire de la fille quasi autiste qui est venue me voir et s'est éclatée par le chant, pas par l'image. L'image, le regard sont mortifères et prise de pouvoir. Le chant porte la vie du corps et est don.
  • ANNE: Hm...Associer le regard et le pouvoir ne me paraît pas fondé... je regarderai, mais je parie tout ce que tu veux... Je continue... Ce doit être très dur et je te fais mes excuses pour cela
  • YVES: Non, je me dis que mon film est peut-être sacrilège violent. Presque scandaleux, d'où ta réaction.
  • ANNE: Il le serait si tu avais atteint ton but et je crois que tu l'as manqué ; de peu, sans doute, mais manqué... Peut-être ces carrefours où tout s'éclaire... il ne faut pas oublier que c'est très peu de choses, très peu de choses...
    YVES: Pour toi peut-être, pas pour d'autres.
  • ANNE: Oui, pour moi, bien sûr, mais je voudrais y venir. Il y a en art au moins deux types : Dans l'un, tu t'adresses au commun : autrement dit, au plus de monde possible; dans l'autre, tu t'adresses à tes pairs: les avertis, ceux qui connaissent et manient les codes, des codes bien précis. Moi, j'appartiens au premier groupe: je ne sais rien de rien, je débarque
    YVES: Je pense que tu ne débarques pas alors que tu as passé des années à regarder, à voir, à croire en ton regard. Une amie américaine qui n'est pas du tout dans le cinéma a dit que c'était très beau parce que la musique nous sauvait des images. Quelque chose comme ça.
  • ANNE: Et je vois plusieurs films se dérouler simultanément sous mes yeux, je vois aussi plusieurs genres: il y a un concert filmé, il y a ces promenades, il y a ces panoramiques et puis ce documentaire sur ces gens qui font de la céramiques, et entre les gouttes et comme pour "lier" tout cela, des images, des images anciennes et moins anciennes...
  • Oki, parlons beautés, maintenant, parce que ma fille me presse : Putain de texte! Fallait pas le chanter! Ou alors fallait pas le chanter et le filmer! Ou je ne sais pas quoi, mais le texte, le texte tout nu, il déchire! Putain de musiciens aussi
  • YVES: Il fallait éventuellement le chanter sur écran noir.
  • ANNE: Oui, peut-être, et le parler, le parler, le dire à voix simple.
  • YVES: Ici, le meilleur choix était de le chanter pour donner de l'espoir, mais nu et in situ comme chez Straub et Huillet, surtout pas off.
  • ANNE: Et cela d'autant plus que cette chanteuse est terrible et son musicien aussi, donc, merde et merde et merde!!!
  • YVES: (J'aimerais vraiment publier cette discussion.)
  • ANNE: Oui, elle...elle est merveilleuse!
  • YVES: oui!
  • ANNE: Juste, droite, elle y va sans dévier.
  • YVES: Comme personnes, ils sont merveilleux aussi. Demande à Ricardo.
  • ANNE: Et lui avec, sans peur et sans reproches. A ce propos, Ricardo 10/10. Son impeccable.
  • YVES: tu lui diras?
  • ANNE: Mais les images aussi quand tu te bouges un peu, crotte!! Fallait pas en faire des masses, mais rester tout raide face à ces deux-là, comment dire, ça m'a fait mal!!!

    YVES: Respect pour la musique, ne pas faire le malin pendant qu'ils font de la musique, ne pas parasiter par les yeux la perception auditive.

    Bref. Autre chose, de TRES important et c'est ici le poète qui parle. La poésie ( quand elle est bonne) est un concentré. C'est fort, c'est aigu, c'est puissant. Bref, on ne lit pas (ou rarement) un recueil de bons textes en une fois sans friser l'indigestion. Or, au cinéma, tout t'est imposé. Pas question de fermer le livre, pas question de respirer. Et le texte est si fort, les interprètes si remarquables et leurs apparitions si nombreuses que malgré tout l'air que tu as mis entre les extraits, je n'y suis pas arrivée...je ne sais pas si je me fais bien comprendre...

  • YVES: Tu ne dois pas y arriver, juste te "baigner" dans ce texte et tant pis si tu ne captes pas tout tout de suite, juste regarder plusieurs fois au lieu de consommer en une. DVD et VOD, le futur des films.
  • ANNE: Il est très important que tu entendes ce qui sort de la première, mais oui, je te donne raison et d'ailleurs, j'allais le dire. Car ce film, en effet, se manifeste comme quelque chose qui demande à être revu.
  • ANNE: ...Tu tiens le coup..?
  • YVES: Sans problèmes!
  • ANNE: ...
  • YVES: ...?
    ANNE: Then, ton film comme hésite entre la volonté de dire et celle d'exprimer, celle d'expliquer ou de non expliciter et celle d'imposer, il se ballade sur la frontière.
    YVES: C'est un film pervers. :-)
    ANNE: Et c'est toujours gênant, les frontières parce qu'elles sont indéfinissables, et que... et que...
    YVES: J'aime l'ambiguïté. Je n'aime pas notre thèse-antithèse-synthèse. Je reste sur la frontière entre thèse et antithèse. Des fragments.

    ANNE: C'est un peu comme si je te disais que sur le fond, le premier venu est susceptible d'en venir assez rapidement au fait, mais que pour s'octroyer le droit d'être entendu, il s'agissait de se battre. L'audience est à ce prix. Et je ne prononce pas ces mots sans les avoir réfléchis : cotoyer les frontières est un "droit" qui "s'acquiert". Le plus commun consiste en une somme de travail, voire des souffrances avérées, je ne sais pas... Ce que je veux dire c'est qu'il ne suffit pas d'avoir "bon", ou d'avoir "raison".

    YVES: Heu...

    ANNE: Il faut faire le nécessaire pour être entendu.

    YVES: J'ai travaillé quasi seul pendant au moins 4 ans pour ce film et souvent contre les autres. Mais le public peut travailler un peu aussi pour entendre. Les langues, ça s'apprend. Et d'abord, peut-être travailler sur lui-même plutôt que consommer passivement.

  • ANNE: C'est un honneur pour moi, tu sais d'avoir pu le voir, même dans ces conditions (streaming). Autre chose : sur grand écran, ça doit être tout autre chose... Voilà, Yves... Je suis allée très vite et sans pincettes...
  • YVES: Un honneur? ce n'était pas l'intention. Ou alors, dans un autre sens, peut-être... Merci! Je peux publier ce dialogue sur le blog du film?
  • ANNE: Si j'avais eu plus de temps, j'aurais fait les choses mieux, mais j'aurais alors perdu la flamme, la flamme de l'immédiat, c'est la plus précieuse.
  • YVES: Pour moi, c'était passionnant et je me sens plus fort, est-ce grave, docteur?
  • ANNE: Mais...je...
  • YVES: Parce que c'est justement des dialogues comme ça que j'espérais engendrer. Mais en le refusant dans les festivals belges, on impose le silence.
  • ANNE: Je n'ai aucune légitimité à critiquer un film.
  • YVES: Bon, on va manger, non?
  • ANNE: Oui, mais j'aurais parlé plus... arf... soit... tu as raison... oui, y fait faim
  • YVES: De toute façon, tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureux de cette conversation. Parce que ça veut dire que le film mérite qu'on s'y arrête. Dernier mot orgueilleux de mon côté: j'ai le sentiment d'avoir fait un film inacceptable, peut-être scandaleux, pour toute personne bien constituée, à la fois séducteur et pervers puisqu'il s'échappe.
  • ANNE: Tu as fait un film impropre à la consommation, Yves... Mais continue, continue, continue, continue. Si tu as quelque chose à dire, tu n'as de toute façon pas le choix
  • .
    Merci beaucoup, Anne.
    .
    La première de "Plastico" aura probablement lieu en décembre à Bruxelles.
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Commentaires
Plastico: un documentaire et un film musical.
  • Se couvrant de serres de plastique, cette région d'Andalousie oublie son passé, et est la proie d'un désastre écologique et d'une crise culturelle: tout devient surface. Mais il s'agit peut-être d'une crise européenne.
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