Faire un film sur une région dont le paysage et la mémoire disparaissent sous le plastique

Cette phrase entendue récemment au journal de la RTBF : "Entre la mémoire et la productivité, le gouvernement portugais a fait son choix."

Depuis plusieurs années, je passe plusieurs semaines par an en Andalousie, dans la province d'Almeria. Je me suis attaché à ce paysage pourtant austère et aride, à cette province à l'histoire tragique puisqu'elle est faite de brèves périodes de brutal enrichissement suivies de décennies de misère. Ainsi, le raisin (qui n'a pas longtemps supporté l'exportation), les minerais (or, plomb, ...), la lumière (westerns de Sergio Leone, entre autres) ont tour à tour provisoirement sorti la province de sa pauvreté. Aujourd'hui, ce sont les légumes cultivés sous serre de plastique, comme à El Ejido, non loin, qui en sont la principale source de richesse.

Près d'Almeria se trouve Nijar et son Campo, sa plaine, sa steppe, qu'a visités l'écrivain Juan Goytisolo dans les années 50. A l'époque, Nijar était une petite ville mauresque, peuplée de paysans, potiers, mineurs, à flanc de montagne. Le Campo de Nijar était une zone aride, quasi déserte, traversée librement par quelques bergers et leurs troupeaux de moutons. Une terre sans limites depuis l'époque des Arabes. Au XXe siècle, Franco y créa de toutes pièces des villages pour paysans au service des grands propriétaires terriens, les "villages de colonisation".

Aujourd'hui, cette terre antique se couvre de plastique, comme à El Ejido. Tout un monde disparaît ainsi. Toute une histoire s'oublie, toute une profondeur dans la relation au monde à laquelle se substitue un quotidien dominé par le profit à court terme, le refus de la culture (puisque la culture, c'est Franco), une télévision uniforme, bling bling, amnésique et idiote. Le monde n'y est plus qu'image plate et atemporelle. Les grands-parents ont connu la famine? On ne veut plus le savoir. On vit la richesse de l'instant. Jusqu'à ce qu'une nouvelle crise s'abatte...

Comment parler de ce désastre tout en gardant l'espoir? Comment trouver la lumière et la beauté dans cette crise contemporaine? Ce sont là les points de départ de mon film...

Comme on peint

A Nijar, en 2009, j'ai fait la connaissance d'un couple de potiers, Loli et Angel, tous deux dans la soixantaine. A l'époque, j'ai enregistré les souvenirs d'Angel, pour les préserver et en faire don à ses enfants et petits-enfants. Loli ne voulait pas parler. Elle s'exprime en décorant les poteries. Puis, j'ai pensé les filmer tous les deux. Et peu à peu, alors que j'apprenais à connaître et à sentir la région, l'idée d'un film s'est développée organiquement, en fonction de mes sentiments vis-à-vis de ce paysage et de ces gens, en fonction de mes intuitions et de mes réflexions.

C'est ainsi que je suis retourné voir Loli et Angel une première fois avec une caméra en mars 2010, au printemps, lorsque la végétation est la plus verte. Puis, une deuxième fois en mars 2011, dans une même lumière. Puis, d'autres fois encore pour filmer des intérieurs. Et le film s'est fait comme une peinture, par petites touches, par regrets et effacements, corrections, ajouts... Pour moi, plus encore que métaphoriques, les images sont devenues comme des taches de couleur sur la toile, et la composition s'est construite peu à peu. Le matériau documentaire n'y est pas une fenêtre ouverte sur la réalité, c'est une texture et une couleur, parmi d'autres. J'ai moi-même monté mes images à mon propre rythme, comme on peint...